La maladie comme métaphore, le cancer. Susan Sontag
Deux maladies ont également subi, et d’une façon tout aussi spectaculaire, l’encombrant appareil de la métaphore : la tuberculose et le cancer.
Les phantasmes qu’inspira la tuberculose au siècle dernier et que fait naître aujourd’hui le cancer sont autant de réactions à une maladie jugée intraitable et capricieuse, c’est-à-dire incomprise à une époque où la médecine pose pour postulat de base que toutes les affections sont guérissables.
(…) Une maladie dans laquelle on voit un mystère et si intensément redoutée sera ressentie comme contagieuse, sinon au sens littéral, du moins moralement. Un nombre étonnamment élevé d’individus souffrant d’un cancer seront ainsi mis en quarantaine par leurs parents et amis, tandis que leurs proches auront recours à des mesures d’hygiène comme si cette maladie était au même titre que la tuberculose, contagieuse. Le contact avec une personne atteinte d’une maladie mystérieuse s’apparente obligatoirement à une transgression ; pire, à la violation d’un tabou. Le nom même de ces affections semble doté d’un pouvoir magique. (…) Pourtant ce n’est pas le fait de nommer qui est péjoratif et qui ostracise le malade, c’est le nom. Cancer. Aussi longtemps que l’on considérera une maladie déterminée comme « maligne », comme un prédateur invincible, et non comme une simple maladie parmi d’autres, la plupart des cancéreux seront plongés dans le désarroi en apprenant de quoi ils souffrent. La solution ne consiste pas à cesser de dire la vérité au malade, mais à rectifier l’idée que l’on se fait de cette maladie, à la démystifier.
Il n’y a pas si longtemps, apprendre que l’on avait la tuberculose revenait à s’entendre condamner sans appel – de la même façon que le cancer est aujourd’hui, dans l’imaginaire populaire, synonyme de mort – et il était courant de taire le nom de sa maladie au tuberculeux et, après sa mort, à ses enfants. Même devant un malade au fait de son état, les médecins et la famille hésitaient à en parler ouvertement.
(…) Qu’ils soient le fait de malades ou celui de leur entourage, tous ces mensonges montrent combien il est devenu difficile, dans les sociétés industrielles avancées, de composer avec la mort. Car celle-ci représente aujourd’hui un événement dénué, à un degré redoutable, de signification, et une maladie, identifiée par la plupart des gens à la mort, est vécue comme quelque chose qui doit être caché. La politique au nom de laquelle on trompe le cancéreux sur la nature de son mal reflète une conviction bien établie : le mourant se porte mieux d’ignorer qu’il est en train de mourir et la bonne mort est celle qui survient à l’improviste, mieux encore : quand nous sommes inconscients ou endormis. Ce refus de la mort n’explique pas pour autant l’étendue du mensonge ni le désir d’entendre ce mensonge ; il ne met pas en évidence les terreurs les plus profondes. La victime d’un infarctus a pour le moins autant de chances de mourir quelques années plus tard d’une nouvelle crise cardiaque, que le cancéreux de son cancer. Mais personne n’a l’idée de dissimuler la vérité à un cardiaque : un cœur défaillant n’a rien de honteux. On ne ment pas au malade atteint d’un cancer parce que sa maladie est (ou jugée être) mortelle, mais parce qu’elle est ressentie comme obscène au sens originel du terme, c’est-à-dire de mauvais augure, abominable, répugnante, offensante pour les sens. Une maladie cardiaque suppose une faiblesse, un trouble, une déficience purement mécanique ; rien de scandaleux, rien du tabou qui entourait naguère les individus atteints de tuberculose et qui isole aujourd’hui les cancéreux. Les métaphores liées à la tuberculose et au cancer laissent entendre qu’un processus vivant et aux résonances particulièrement hideuses est à l’œuvre.
On croit que la tuberculose épargne dans une certaine mesure le malade, tandis que le cancer provoque invariablement des douleurs intolérables. Douce pour le tuberculeux, la mort s’accompagne de souffrances aussi spectaculaires qu’abominables pour le cancéreux. Pendant plus d’un siècle, la tuberculose offrit à un auteur la façon idéale d’en finir avec ses héros : c’est une mort distinguée et édifiante. La littérature du XIXème siècle abonde en descriptions nous montrant des tuberculeux mourant sans présenter, ou presque, le moindre symptôme clinique, apaisés, frôlant la béatitude, surtout des enfants. (…) Le tuberculeux s’éteint en beauté, avec âme ; le cancéreux agonise, toute possibilité de transcender sa maladie lui étant refusée, en proie à l’humiliation de sa peur et de son angoisse atroce.
(…) La tuberculose s’approprie les qualités imputées aux poumons qui appartiennent à la fraction supérieure, spiritualisée, du corps ; le cancer, lui, est connu pour s’attaquer aux parties du corps (colon, vessie, rectum, sein, utérus, prostate, testicules) dont on n’admet l’existence qu’avec gêne. Le fait d’avoir une tumeur suscite en général un sentiment de honte mais, compte tenu de la hiérarchie des organes, il est moins infamant d’avoir un cancer du poumon que du rectum. Il est une forme de cancer dépourvue de tumeur, la leucémie, qui reprend aujourd’hui dans la fiction commercialisée le rôle jadis monopolisé par la tuberculose, celui de la maladie romantique qui fauche une jeune vie.
(…) Ces phantasmes ont tout loisir de fleurir parce que la tuberculeuse et le cancer représentent, pense-t-on, plus que de simples maladies habituellement (aujourd’hui comme hier) mortelles : ils sont identifiés à la mort elle-même.
(…) Mais les métaphores entourant la tuberculose et le cancer en disent bien plus long sur la notion d’état morbide et sur son évolution depuis le XIXème siècle (où la tuberculose constituait la cause la plus fréquente de décès) jusqu’à nos jours (où le cancer est la maladie la plus redoutée). Les romantiques découvrirent une nouvelle morale de la mort : la tuberculose dissolvait la grossière enveloppe charnelle, éthérait la personnalité, élargissait la conscience. De même pouvait-on, grâce aux phantasmes engendrés par cette maladie, donner une qualité esthétique à la mort. Thoreau, tuberculeux, écrivait en 1852 : « La mort et la maladie sont souvent belles, de la même façon… que l’éclat enfiévré de la consomption. » Nul ne voit dans le cancer les vertus que l’on prêtait à la tuberculeuse, une mort décorative, souvent lyrique. Le cancer est un thème rarement présent en poésie ; il scandalise encore, et l’on imagine mal que l’on puisse conférer quelque caractère esthétique à cette maladie.
Susan Sontag, La maladie comme métaphore, ed. Christian Bourgois