Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Chroniques de réanimation

21 août 2011

La maladie comme métaphore, le cancer. Susan Sontag

Deux maladies ont également subi, et d’une façon tout aussi spectaculaire, l’encombrant appareil de la métaphore : la tuberculose et le cancer.

Les phantasmes qu’inspira la tuberculose au siècle dernier et que fait naître aujourd’hui le cancer sont autant de réactions à une maladie jugée intraitable et capricieuse, c’est-à-dire incomprise à une époque où la médecine pose pour postulat de base que toutes les affections sont guérissables.

 

(…) Une maladie dans laquelle on voit un mystère et si intensément redoutée sera ressentie comme contagieuse, sinon au sens littéral, du moins moralement. Un nombre étonnamment élevé d’individus souffrant d’un cancer seront ainsi mis en quarantaine par leurs parents et amis, tandis que leurs proches auront recours à des mesures d’hygiène comme si cette maladie était au même titre que la tuberculose, contagieuse. Le contact avec une personne atteinte d’une maladie mystérieuse s’apparente obligatoirement à une transgression ; pire, à la violation d’un tabou. Le nom même de ces affections semble doté d’un pouvoir magique. (…) Pourtant ce n’est pas le fait de nommer qui est péjoratif et qui ostracise le malade, c’est le nom. Cancer. Aussi longtemps que l’on considérera une maladie déterminée comme « maligne », comme un prédateur invincible, et non comme une simple maladie parmi d’autres, la plupart des cancéreux seront plongés dans le désarroi en apprenant de quoi ils souffrent. La solution ne consiste pas à cesser de dire la vérité au malade, mais à rectifier l’idée que l’on se fait de cette maladie, à la démystifier.

Il n’y a pas si longtemps, apprendre que l’on avait la tuberculose revenait à s’entendre condamner sans appel – de la même façon que le cancer est aujourd’hui, dans l’imaginaire populaire, synonyme de mort – et il était courant de taire le nom de sa maladie  au tuberculeux et, après sa mort, à ses enfants. Même devant un malade au fait de son état, les médecins et la famille hésitaient à en parler ouvertement.

 

(…) Qu’ils soient le fait de malades ou celui de leur entourage, tous ces mensonges montrent combien il est devenu difficile, dans les sociétés industrielles avancées, de composer avec la mort. Car celle-ci représente aujourd’hui un événement dénué, à un degré redoutable, de signification, et une maladie, identifiée par la plupart des gens à la mort, est vécue comme quelque chose qui doit être caché. La politique au nom de laquelle on trompe le cancéreux sur la nature de son mal reflète une conviction bien établie : le mourant se porte mieux d’ignorer qu’il est en train de mourir et la bonne mort est celle qui survient à l’improviste, mieux encore : quand nous sommes inconscients ou endormis. Ce refus de la mort n’explique pas pour autant l’étendue du mensonge ni le désir d’entendre ce mensonge ; il ne met pas en évidence les terreurs les plus profondes. La victime d’un infarctus a pour le moins autant de chances de mourir quelques années plus tard d’une nouvelle crise cardiaque, que le cancéreux de son cancer. Mais personne n’a l’idée de dissimuler la vérité à un cardiaque : un cœur défaillant n’a rien de honteux. On ne ment pas au malade atteint d’un cancer parce que sa maladie est (ou jugée être) mortelle, mais parce qu’elle est ressentie comme obscène au sens originel du terme, c’est-à-dire de mauvais augure, abominable, répugnante, offensante pour les sens. Une maladie cardiaque suppose une faiblesse, un trouble, une déficience purement mécanique ; rien de scandaleux, rien du tabou qui entourait naguère les individus atteints de tuberculose et qui isole aujourd’hui les cancéreux. Les métaphores liées à la tuberculose et au cancer laissent entendre qu’un processus vivant et aux résonances particulièrement hideuses est à l’œuvre.

 

On croit que la tuberculose épargne dans une certaine mesure le malade, tandis que le cancer provoque invariablement des douleurs intolérables. Douce pour le tuberculeux, la mort s’accompagne de souffrances aussi spectaculaires qu’abominables pour le cancéreux. Pendant plus d’un siècle, la tuberculose offrit à un auteur la façon idéale d’en finir avec ses héros : c’est une mort distinguée et édifiante. La littérature du XIXème siècle  abonde en descriptions nous montrant des tuberculeux mourant sans présenter, ou presque, le moindre symptôme clinique, apaisés, frôlant la béatitude, surtout des enfants. (…) Le tuberculeux s’éteint en beauté, avec âme ; le cancéreux agonise, toute possibilité de transcender sa maladie lui étant refusée, en proie à l’humiliation de sa peur et de son angoisse atroce.

(…) La tuberculose  s’approprie les qualités imputées aux poumons qui appartiennent à la fraction supérieure, spiritualisée, du corps ; le cancer, lui, est connu pour s’attaquer aux parties du corps (colon, vessie, rectum, sein, utérus, prostate, testicules) dont on n’admet l’existence qu’avec gêne. Le fait d’avoir une tumeur suscite en général un sentiment de honte mais, compte tenu de la hiérarchie  des organes, il est moins infamant d’avoir un cancer du poumon que du rectum. Il est une forme de cancer dépourvue de tumeur, la leucémie, qui reprend aujourd’hui dans la fiction commercialisée le rôle jadis monopolisé par la tuberculose, celui de la maladie romantique qui fauche une jeune vie.

(…) Ces phantasmes ont tout loisir de fleurir parce que la tuberculeuse et le cancer représentent, pense-t-on, plus que de simples maladies habituellement (aujourd’hui comme hier) mortelles : ils sont identifiés à la mort elle-même.

(…)  Mais les métaphores entourant la tuberculose et le cancer en disent bien plus long sur la notion d’état morbide et sur son évolution depuis le XIXème siècle (où la tuberculose constituait la cause la plus fréquente de décès) jusqu’à nos jours (où le cancer est la maladie la plus redoutée). Les romantiques découvrirent une nouvelle morale de la mort : la tuberculose dissolvait la grossière enveloppe charnelle, éthérait la personnalité, élargissait la conscience. De même pouvait-on, grâce aux phantasmes engendrés par cette maladie, donner une qualité esthétique à la mort. Thoreau, tuberculeux, écrivait en 1852 : « La mort et la maladie sont souvent belles, de la même façon… que l’éclat enfiévré de la consomption. » Nul ne voit dans le cancer les vertus que l’on prêtait à la tuberculeuse, une mort décorative, souvent lyrique. Le cancer est un thème rarement présent en poésie ; il scandalise encore, et l’on imagine mal que l’on puisse conférer quelque caractère esthétique à cette maladie.

 

Susan Sontag, La maladie comme métaphore, ed. Christian Bourgois

 

Publicité
Publicité
11 août 2011

Chroniques (1) - La mépronizine

 

Une importante nouvelle est passée inaperçue ces jours-ci : le retrait de l’autorisation de mise sur le marché de la Mépronizine dans le traitement des insomnies, en raison d’un rapport bénéfice/risque défavorable. Qu’à cela ne tienne, me direz-vous – et à juste titre - d’autres hypnotiques existent qui peuvent remplacer avantageusement ce médicament. Que nenni, mes amis ! En effet, ce médicament avait, jusqu’à ce jour, le grand avantage de distraire le réanimateur recevant la énième tentative de suicide lors de ces longues (ou courtes, c’est selon la façon dont on l’entend) nuits de garde. En effet, parmi les suicidés qui ont le sens pratique et qui utilisent ce que les laboratoires pharmaceutiques et les médecins mettent gracieusement à leur disposition (de moins en moins – gracieusement - il faut bien le dire), donc parmi ces suicidés-là, bien connus sous le sobriquet d’IMV, intoxication médicamenteuse volontaire pour les intimes, une catégorie d’entre eux utilisaient le médicament cité ci-dessus, afin de bénéficier au maximum de l’effet thérapeutique attendu, à savoir le sommeil. Or, si les autres hypnotiques n’induisent qu’un banal coma, rapidement pris en charge par une intubation oro-trachéale, une réhydratation et surtout l’attente du réveil, leur principal problème étant la recherche d’une place dans un service accueillant les patients ventilés, la Mépronizine avait cet indéniable charme de provoquer des troubles hémodynamiques sévères susceptibles de sortir, nuitamment, le médecin de sa léthargie. Les hypotensions artérielles sévères qu’elle induisait lors des IMV l’excitait suffisamment - surtout lorsqu’il était jeune, il faut bien le reconnaître – pour qu’il parte, Dr House des hôpitaux de banlieues, déterminer la part entre la vasodilatation artérielle et l’atteinte cardiaque, ce qui l’amenait à réaliser une échographie cardiaque, voire à poser une voie veineuse centrale pour mettre des catécholamines, ce qui remplissait l’interne qui le secondait d’une immense allégresse. Last but not least, la Mépronizine avait aussi cet immense avantage de n’avoir aucune corrélation biologico-clinique c’est-à-dire que le taux du médicament mesuré dans le sang ne permettait en rien de prédire la gravité des signes cliniques ni l’évolution pronostic. Oh désespoir ! Ce médicament, prescrit partout et pour tous, hautement toxique lorsqu’en excès et dont le dosage sanguin est aussi cher qu’inutile, était un pilier de l’enseignement de l’interne de réanimation, et ceci depuis des dizaines d’années. Et on voudrait le remplacer par d’autres hypnotiques moins dangereux ! Chers confrères, luttons contre cette ineptie, aussi brutale qu’inattendue, puisque le grief était connu depuis de nombreuses années, probablement en rapport avec la survenue récente d‘affaires autour de certains médicaments, et qui nous prive de ce parfait outil d’enseignement. Organisons la résistance et participons à la lutte des patients déboussolés qui dans les forums sur le net se désolent qu’on puisse les priver de cette molécule devenue indispensable à leur vie. Que vont faire les français, premiers consommateurs d'hypnotiques au monde, s'ils ne dorment plus la nuit? La révolution?

 

 

10 août 2011

Aphorismes, Winckler

Tu ne les empêcheras pas de mourir. Au mieux, tu leur éviteras de mourir ce jour-là.

 

La profession de médecin, c'est risqué, même quand on s'occupe de cadavres. Si tu ne veux pas faire face à l'inconnu, change de métier.

 

Tu ne sauveras peut-être personne. Mais tu peux soulager et soigner presque tout le monde. Choisis.

 

On devient soignant parce qu'on a un patient symbolique à soigner. Quel est le tien?

 

Qui soignes-tu, en cet instant? Eux, ou toi?

 

Le soignant, c'est celui à qui le patient prend la main.

 

Un corps humain n'a pas de boulons.

 

En chacun de nous sommeille un bourreau. Le tien, tu es sûr qu'il dort?

 

Tu n'as pas de jugement à porter...mais tu en porteras quand même. Et ils reviendront te frapper en pleine gueule.

 

Demande-toi toujours: "Qu'est-ce qu'il/elle (me veut)?"

 

Quand on pose des questions, on n'obtient que des réponses.

 

Tu as le même corps que celui/celle que tu soignes.

 

Les patient(es) ne sont pas tes faire-valoir. Ils/Elles t'apprennent ton métier.

 

Ils/Elles se sentent coupables parce qu'ils/elles ont des scrupules. Si tu les accuses c'est que tu n'en a pas.

 

Les médecins qui veulent le pouvoir font tout pour l'obtenir. Ceux qui veulent soigner font tout pour s'en éloigner.

 

Ils/Elles savent toujours de quoi ils/elles souffrent.

 

La loyauté d'un soignant va d'abord à ses patients, ensuite seulement à ses confrères.

 

Ton imaginaire n'est pas aussi riche que la réalité; mais il est souvent plus angoissant.

 

Quand tu es paresseux ou négligent, c'est le patient qui en fait les frais.

 

N'hésite jamais à interpeller tes enseignants. Leur ignorance est plus grave que la tienne, car ils n'ont pas l'excuse de ton inexpérience.

 

Soigner, ce n'est pas une relation de pouvoir.

 

Les médecins se droguent et se suicident plus souvent que le commun des mortels; ça ne veut pas dire qu'ils souffrent plus que le commun des mortels. Et ça ne les autorise pas à se venger.

 

Tu ne soignes pas des résultats d'analyse, tu soignes des personnes.

 

Ce qu'un patient ressent est plus important que ce que tu sais. Et ce que tu crois compte beaucoup moins que ce qu'il ne dit pas.

 

Tous les patients ne sont pas aimables; mais ils n'ont pas besoin d'être aimés pour aller moins mal. Ils ont juste besoin que tu les respectes.

 

Si tu ne les respectes pas, qui donc te respecteras.

 

Qui donc es-tu pour affirmer que ce patient ne dit pas la vérité?

 

Tout le monde ment. Les patients mentent pour se protéger; les médecins mentent pour garder le pouvoir.

 

Soigner, c'est autre chose que jouer au docteur.

 

Tu n'as pas éte toujours docteur.

 

Le docteur est pressé; le soignant est patient.

 

Tu n'es pas responsable de ce qu'ils/elles font, tu es responsable de ce que tu leur fais.

 

Oublie le secret, souviens-toi du chagrin.

 

Martin Winckler, Le choeur des femmes, folio

 

 

 

9 août 2011

Leçons (2), Jaccottet

 

Muet. Le lien des mots commence à se défaire

aussi. Il sort des mots.

Frontière. Pour un peu de temps

nous le voyons encore.

Il n'entend presque plus.

Hélerons-nous cet étranger s'il a oublié

notre langue, s'il ne s'arrête plus pour écouter?

Il a affaire ailleurs.

Il n'a plus affaire à rien.

Même tourné vers nous,

c'est comme si on ne voyait plus que son dos.

 

Dos qui se voûte

pour passer sous quoi?

 

P. Jaccottet, A la lumière d'hiver, folioplus

 


9 août 2011

Leçons, Jaccottet

 

Autrefois

moi l'effrayé, l'ignorant, vivant à peine,

me couvrant d'images les yeux,

j'ai prétendu guider mourants et morts.

 

Moi, poète abrité,

épargné, souffrant à peine,

aller tracer des routes jusque-là!

 

A présent, lampe soufflée,

main plus errante, qui tremble,

je recommence lentement dans l'air.

 

Philippe Jaccottet, A la lumière d'hiver, folioplus

 


Publicité
Publicité
Archives
Publicité
Newsletter
Chroniques de réanimation
Visiteurs
Depuis la création 3 107
Publicité